Confessions d’un accro aux billets verts

7 mai 2014 | Dernière mise à jour le 7 mai 2014
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« Il y a une croyance tellement profonde à Wall Street que nous sommes riches parce que nous travaillons plus fort et sommes plus intelligents que les autres. »

C.ca : Comment les inégalités de revenus et de richesse extrêmes, souvent dénoncées dans les médias, sont-elles perçues à Wall Street?

S. P. : Je vous répondrai en deux mots : déni et rationalisation. En général, ils refusent même d’y penser. À Wall Street, j’étais entouré d’autres gens riches comme moi. Je ne fréquentais pas les sans-abri ! C’était donc très facile de limiter ma vision du monde au milieu que je fréquentais sur une base quotidienne. Et c’était un monde dans lequel, si je gagnais 2 M$, je me considérais comme sous-payé par rapport à un collègue qui faisait 10 M$. L’autre réflexe est de rationaliser. Il y a une croyance tellement profonde à Wall Street que nous sommes riches parce que nous travaillons plus fort et sommes plus intelligents que les autres. Je me souviens d’une conversation avec un jeune homme, qui me racontait à quel point il avait mérité tout son succès. Or, il était Blanc, avait étudié à l’Université Princeton, après avoir fréquenté une école privée coûtant 30 000 $ par année, et avait obtenu son emploi à notre firme à la suite d’un coup de fil de son frère aîné, lui-même employé de CitiBank. Comment cela se compare-t-il à la réalité d’un jeune né dans le Bronx ou à Compton (une banlieue californienne reconnue pour la violence de ses gangs de rue)?

C.ca : Vous avez donc décidé de vous réorienter complètement. Parlez-nous de ce que vous faites maintenant avec votre organisme Grocery Ships.

S. P. : Il s’agit d’un programme pour aider les gens avec de faibles revenus souffrant d’obésité. C’est un problème en forte croissance aux États-Unis, et qui a des conséquences graves autant sur le plan personnel que social. Les gens obtiennent ce qui n’est, ni plus ni moins, qu’une « bourse d’études pour l’alimentation ». Pendant six mois, ils prennent part à un programme d’éducation et de support pour les aider à changer leurs habitudes alimentaires et celles de leur famille. Mais au-delà de la question de l’alimentation, il s’agit aussi de combattre la vision dominante qui dit que dans le monde, il y a des gens utiles et des gens dont on peut se passer. Je vis dans un beau petit quartier, où il y a de jolis petits restaurants santé, des épiceries bio, etc. C’est facile pour moi de bien manger, à condition de pouvoir payer 10 $ pour un « jus vert ». Mais ça n’existe pas à Compton ou à South Central Los Angeles. Le message qu’envoie Grocery Ships à ces gens c’est qu’ils comptent, que leur santé nous préoccupe, et surtout qu’ils peuvent prendre le contrôle et changer leurs habitudes. Nous créons un espace pour eux et leur offrons du support, mais en fin de compte, ce sont eux qui décident de changer.

C.ca : Donc pour vous, le trading, c’est bel et bien fini?

S. P. : (Long soupir). J’ai eu beaucoup d’offres, et je ne crois pas que j’y retournerais. Mais qui sait? Je suis un mari et un père. Si ma famille se retrouvait face à des difficultés financières, peut-être que j’y retournerais. C’est très difficile pour moi de m’imaginer refaire ce travail. Et ce n’est pas un jugement sur Wall Street. Avec la vision du monde que j’ai maintenant, l’idée de passer mes journées avec des gens qui perçoivent le monde tel que je le voyais avant me semble une perspective totalement épuisante!

« Non seulement je naidais pas à résoudre les problèmes du monde, mais en fait jen profitais. »

Extraits de la lettre For the Love of Money (Pour l’amour de l’argent), publiée le 18 janvier 2014 dans le New York Times.

« Lors de ma dernière année à Wall Street mon bonus était de 3,6 M$ – et j’étais furieux qu’il ne soit pas plus gros. J’avais 30 ans, aucun enfant à élever, aucune dette à payer, aucun objectif philanthropique en tête. Je voulais de l’argent pour exactement la même raison qu’un alcoolique veut un autre verre : j’étais accro. »

« Je me sentais tellement important. À 25 ans, je pouvais aller à n’importe quel restaurant de Manhattan – Per Se, Le Bernardin – juste en appelant un de mes courtiers, qui cherchent à se mettre dans les bonnes grâces des traders en les divertissant grâce à un compte de dépenses illimité. (…) La satisfaction ne venait pas que de l’argent, elle venait du pouvoir. »

« Je faisais en un an plus que ma mère avait fait pendant toute sa vie. Je savais que ce n’était pas juste. (…) J’étais un trader de produits dérivés, et j’ai réalisé que le monde changerait peu si tous les produits dérivatifs cessaient d’exister. Ce n’est pas comme si les infirmières disparaissaient. Ce qui m’avait semblé normal me semblait tout à coup profondément déformé. »

« Non seulement je n’aidais pas à résoudre les problèmes du monde, mais en fait j’en profitais. Pendant l’effondrement du marché en 2008, j’ai fait une tonne d’argent en vendant à découvert (shorting) les produits dérivatifs de compagnies risquées. »

« Ce fut très difficile de quitter. J’étais terrifié à l’idée de manquer d’argent ou de renoncer à tous ces futurs bonus. »

« Je pense qu’un riche qui se dit qu’il a assez d’argent n’est pas accro à la richesse. À Wall Street, ce sentiment d’avoir « assez » est très rare. Le gars qui travaille un an de plus dans un emploi qu’il déteste pour ajouter 2 M$ à son compte de banque qui en contient déjà 20 M$ m’apparaît comme un accro. »