L’endettement des clients : sujet tabou?

Par Gérard Bérubé | 12 juillet 2012 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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La gestion de fortune ne peut être dissociée de la gestion de la dette. Qu’ils soient à honoraires ou à commission, indépendants ou membres d’une institution financière, conseillers et planificateurs portent une attention particulière à la dette du client. Malgré que le sujet soit parfois tabou et abordé trop souvent lorsque la situation d’endettement est devenue précaire, les spécialistes constatent l’importance de sensibiliser le client à son comportement face au crédit. Ils se heurtent toutefois à la difficulté de briser des patterns, trop souvent solidement ancrés tôt dans la vie.

En 32 ans de carrière, Guy Duhaime a fait peu de cas de redressement financier associé à une problématique sérieuse d’endettement. « Nous préférons faire de la gestion de fortune plutôt que de la gestion de dette », dit-il mi-sérieux, mi-blagueur. Mais lorsqu’une situation se présente… Le président du Groupe Financier Multi Courtage se souvient d’un concordat réussi. La personne avait reçu la visite du fisc six ans après une transaction immobilière non déclarée, avec facture comprenant impôt, intérêt et pénalité. « II a fallu orchestrer une réhabilitation forcée. Cartes de crédit déchirées puis jetées, saisie de salaire… La personne nous a haïs pendant six mois. La proposition concordataire fut acceptée. Cinq ans plus tard, la santé financière de la personne était refaite, renforcée. Elle me disait qu’elle ne dépensait plus l’argent qu’elle n’avait pas », relate Guy Duhaime.

Il lui est également arrivé de travailler sur un cas, complexe, de rappel de marge relié à un ancien prêt levier. « Nous avons dû liquider ce qui restait du portefeuille et hypothéquer ou réhypothéquer d’autres biens. » Ou encore procéder à une consolidation de dettes. « L’institution financière a toutefois exigé certains engagements de la personne. Elle a été contrainte de découper ses cartes de crédit, de s’engager à ne pas contracter d’autre crédit et de s’astreindre à une discipline budgétaire rigoureuse. » Dans de rares cas, la faillite est inévitable. « Lorsque le cas est lourd, que la personne est étouffée par sa dette, on la réfère à un syndic. »

Manon Létourneau, vice-présidente à la Financière Banque Nationale, précise pour sa part que la pire chose pour le conseiller ou le planificateur financier est de voir son client juste avant l’étape du syndic. Une consultation hâtive du planificateur financier est alors souhaitée. « Lorsqu’une personne ne parvient plus à boucler ses fins de mois, il est important qu’elle passe outre son réflexe à la procrastination. En venant ainsi nous consulter, il devient plus aisé de travailler à mettre en place une structure, à établir les priorités. On procède à l’élaboration d’un budget. Puis, avant l’étape de la consolidation, on regarde aussi la possibilité de restructurer la dette, avec des taux renégociés ou une extension de l’amortissement par exemple. Chaque cas est différent. »

Manon Létourneau souligne qu’il est fini le temps où les institutions financières rappelaient systématiquement leurs prêts au moindre signe de défaut. « Au contraire, nous sommes plus ouverts. Une situation difficile peut arriver à tout le monde. Je ne connais pas une institution financière qui ne voudra pas, d’abord, aider son client à s’en sortir. » Advenant une impasse ou un cas lourd, le client sera alors dirigé vers un syndic.

Le budget avant tout Bilan, budget… Pour chaque client, Guy Duhaime dresse systématiquement un bilan faisant ressortir l’état de l’actif et du passif. « C’est automatique ». Ce qu’il retient, de ses observations ou des témoignages de ses confrères, c’est la difficulté de modifier le comportement de certaines personnes face au crédit. « Aujourd’hui, les jeunes sont incités très tôt au crédit. Il n’est pas rare de voir un jeune de 22 ans avec 20 000 $ et plus de dettes, sans salaire correspondant. Ou un jeune entreprendre des études universitaires avec un tel niveau de dette. Il en résulte des habitudes et un problème de consommation induisant un pattern qu’il est ensuite difficile de casser. »

Guy Duhaime donne aussi l’exemple d’une personne de 50 ans décidant de s’offrir la grosse maison, appuyée sur une hypothèque de 25 ans. Elle atteint l’âge de la retraite endettée, se demandant comment maintenir son niveau de vie, sans pouvoir nécessairement bénéficier de ce coussin que peuvent représenter l’hypothèque inversée ou la marge de crédit hypothécaire. « C’est fréquent, de plus en plus fréquent. Les problèmes d’endettement sont souvent associés à des dépenses reliées à des comportements abusifs de consommation. Mais comment changer les habitudes et les mentalités, surtout si les personnes agissent par mimétisme, sans trop comprendre l’abc du crédit? »

Pierre-Jacques Gauthier, président de Plani-Phare, est planificateur financier et courtier en crédit hypothécaire. « Tout doit commencer par le budget », souligne-t-il à larges traits. Lors de l’achat d’une propriété résidentielle, il va recommander une mise de fonds initiale de 10 %, entre autres pour éviter les frais de la Société canadienne d’hypothèques et de logement. Mais encore ici, le choix de la propriété doit être basé sur le budget, et non sur le ratio d’endettement de l’institution financière. « Ce ratio ne prend pas en compte si la personne a trois enfants, si elle doit débourser des frais de garderie de 700 $ par mois ou si elle doit verser une pension alimentaire », énumère Pierre-Jacques Gauthier.

Selon son expérience cumulée après plus de 30 ans de vie professionnelle, il conclut que les problèmes d’endettement ne peuvent être dissociés de la difficulté à gérer un budget. « La présence de cartes de crédit n’aide pas. Pensons à ces cartes qui permettent d’accumuler des points, qui servent de plus en plus aux achats courants. Avec la hausse unilatérale du maximum de crédit autorisé, on se retrouve devant une situation où il devient facile de perdre le contrôle. » Achats compulsifs, au jour le jour, sans se préoccuper des paiements futurs et des éléments prévisibles, mais non prévus, en s’imaginant que la carte de crédit est de l’argent disponible lui appartenant : en ajoutant le crédit à tempérament, l’on se retrouve facilement devant une situation potentiellement explosive en l’absence de discipline budgétaire. « On ne gère pas un budget avec la carte de crédit et le guichet automatique. Et cela ne vaut pas que pour les personnes moins fortunées. Il existe des gens pour qui le revenu ne sera jamais suffisant », renchérit Pierre-Jacques Gauthier.

Le spécialiste va aborder de front la question de l’endettement et du budget avec son client. S’il insiste pour s’offrir une propriété résidentielle à la limite de ses capacités (parfois au-delà), « je vais lui proposer d’agir comme s’il avait déjà cette propriété pendant quelques mois. De faire un budget et de consacrer à l’épargne la somme qu’il aurait engagée dans sa propriété. Il va alors être confronté rapidement à la réalité. » Il fait ressortir que la faiblesse des taux d’intérêt incite à l’achat d’une propriété plutôt qu’à la location d’un logement. Et l’institution financière va prêter selon un ratio qui ne laisse aucune marge de manœuvre en cas de chocs, d’événements négatifs soudains, voire d’une hausse des taux d’intérêt.

Faire un bilan Denis Preston parle également d’un problème de surendettement, qui consiste à dépenser davantage que ce que l’on gagne, sur plusieurs années consécutives. Le gestionnaire de risques chez Bachand Lafleur Preston, groupe conseil inc. rappelle qu’en planification financière la règle de base consiste à faire un bilan, à dresser la liste des éléments d’actif et du passif. Dans l’exercice, la qualité de la dette est évaluée. La dette accompagne-t-elle un actif ou sert-elle à accroître le niveau de vie ? « Il peut être plus avantageux de rembourser sa dette avant de constituer de l’épargne. Le coût de la dette est l’équivalent d’un taux de rendement après impôt. Si les fonds dans un CELI te rapportent du 1,5 % alors que ton hypothèque est à 4 %… », illustre Denis Preston.

« Que tu investisses 5000 $ ou que tu rembourses 5000 $, c’est le même effet sur la valeur nette. Mais le remboursement de la dette se traduit par une liberté financière additionnelle. Vue autrement, l’épargne équivaut à de la consommation reportée. » Denis Preston parle d’un paradoxe lié à l’emprunt. « Plus tu empruntes, plus tu diminues ta consommation à long terme. Si j’augmente ma consommation de 10 000 $ aujourd’hui, je la réduis plus tard de 10 000 $ plus l’intérêt. » À ses yeux, remboursement de dette devient synonyme d’épargne.

Il observe par ailleurs que la problématique de l’endettement concerne également les gens à revenus supérieurs, nombre d’entre eux ayant pris le pli de l’emprunt durant les études postsecondaires, ce qui revient à pelleter devant. D’autres personnes sensibles se retrouvent parmi les gens gagnant un revenu variable ou un revenu assorti d’un boni. Sans compter cette tendance inquiétante aux « maisons qui grossissent alors que les familles rapetissent ».

Le planificateur financier, formateur et consultant en gestion des risques propose de retenir qu’un taux d’intérêt élevé est signe d’une mauvaise dette. Dans le cas d’un prêt hypothécaire, il reconnaît également que le ratio d’endettement des institutions financières – pouvant osciller entre 30 et 40 % – lui apparaît élevé. « Plus le revenu augmente, plus ce ratio peut poser problème. La classe moyenne est également mal desservie par ce ratio, alors que l’impôt et les cotisations au régime de rentes du Québec et à l’assurance-emploi grèvent une partie parfois importante de son revenu. » Une personne en début de carrière, avec des perspectives d’augmentation de revenu devant elle, pourrait viser la borne supérieure des 40 %. Toutefois, idéalement, il faudrait tendre vers la borne du 30 %, avec l’objectif d’atteindre l’âge de la retraite sans dette.

Sur ce dernier point, Richard Giroux reprend le résultat d’un sondage mené par la Banque Royale faisant ressortir que le tiers des Canadiens âgés de plus de 55 ans et qui détiennent un prêt hypothécaire n’auront pas remboursé ce prêt avant 71 ans. « Être endetté à la retraite devient une nouvelle réalité », déplore le président du cabinet Option Fortune. Il revient sur l’importance d’établir un bilan financier dans une approche globale. « Cela s’inscrit dans la règle consistant à bien connaître son client. » Face à une situation où le passif est trop élevé, il fait valoir au client que « tu peux avoir le meilleur rendement au monde, que vaut du 5 % après impôt lorsque tu paies du 18 % sur ta carte de crédit? »

En présence de dette, Richard Giroux demande à son client ce qu’il entend par « bon rendement ». Et il voudra le sensibiliser à ce qu’il peut en coûter pour investir. « Par l’approche rendement, on peut activer le désir de rembourser la dette, souligne-t-il. Ce n’est pas un sujet tabou. Du moins, tout est dans la façon d’aborder le sujet de la dette. Et si c’est le client qui t’en parle en premier, peut-être est-ce parce que son endettement est devenu problématique. »

Selon son expérience et ses observations, Richard Giroux voit, comme source de tension potentielle, les cartes de crédit avec programme de récompenses. À l’instar de Pierre-Jacques Gauthier, il voit un danger de dérapage à tout mettre ses achats courants sur sa carte de crédit afin d’accumuler des points. Le recours accru à la marge de crédit hypothécaire, où l’on se sert de la propriété pour consolider ses dettes en un seul compte, est également inquiétant. « Lorsque survient un choc comme une mise à pied ou un congé de maladie, il peut alors devenir difficile de consolider ses dettes lorsqu’elles ont déjà été consolidées. » Ici, les travailleurs à commission ou à forfait, et les travailleurs autonomes peuvent être plus exposés à cette dynamique.

Le président d’Option Fortune met particulièrement en exergue ces habitudes de crédit et de consommation prises tôt dans la vie. Il pense aussi à ces professionnels quittant le monde universitaire lourdement endettés, captifs de leur institution financière. « Ce n’est pas le revenu qui importe, mais plutôt comment tu te comportes face à la consommation, face à la dette », résume-t-il.

Détecter rapidement le problème « Plus vite une personne viendra nous voir, plus d’options s’offriront à elle », résume le syndic Pierre Fortin, vice-président du cabinet Jean Fortin & Associés. Règle générale, le réaménagement budgétaire et la consolidation de dettes vont se faire à l’étape du conseiller financier. « Le conseiller va regarder ces options. Malheureusement, la personne arrivant chez nous se retrouve très souvent à la limite de ses capacités financières. » La première intervention est de nature budgétaire. « On regarde la dette. Le montant, mais aussi le genre d’endettement. On examine également la situation financière à moyen terme et les perspectives d’avenir du client. » Un réaménagement budgétaire peut s’ensuivre, accompagné au besoin d’une consolidation de dette. Mais lorsque l’ultime est inévitable… Au Québec, 6 personnes sur 1000 se rendent à l’étape de la proposition concordataire ou sont contraintes à la faillite.

« On peut bien procéder à la consolidation des dettes. Encore faut-il s’assurer que la personne puisse effectuer son nouveau paiement et qu’elle évite de retomber dans le même pattern ». Pierre Fortin parle de récidive, généralement après deux ans. Au prêt de consolidation s’ajoute alors une nouvelle carte de crédit, et le cycle recommence. « Souvent, le bon vouloir n’est pas suffisant. La capacité de rembourser compte pour beaucoup, et elle peut être affectée par un événement majeur », renchérit-il. Selon l’expérience du spécialiste, la majorité des situations problématiques sont engendrées par un événement provoquant une perte de solvabilité. Perte d’emploi, chute des revenus… « Cela peut être aussi critique qu’une diminution dans les heures supplémentaires travaillées », illustre-t-il.

Mais il reste que le comportement face à l’endettement peut être déviant. D’ailleurs, dans l’opération de consolidation, le banquier, plutôt frileux, va exiger une garantie hypothécaire ou un endossement. « L’erreur alors à éviter est de recourir au “love money”. Je dis : “n’amenez pas vos proches dans vos problèmes”. La famille peut venir en aide à la personne en difficulté, mais pas en payant le solde mensuel de la carte de crédit à sa place. »

Cette responsabilisation personnelle face à l’endettement est d’autant plus importante que l’accès au crédit est facile. Pierre Fortin fait ressortir qu’au cours des dernières années la dette à la consommation a augmenté deux fois plus vite que le revenu personnel disponible (après impôts). « En 2000, la dette à la consommation comptait pour 26 % du revenu personnel disponible. En 2010, ce ratio atteignait 39 % au Québec (45 % au Canada). Il ne fait pas de doute que la sensibilité au taux d’intérêt est très forte. »

Il y a le surendettement, et le mauvais endettement. Le spécialiste du cabinet de syndic précise que, dans 65 % des faillites survenues entre 2008 et 2010, il y avait présence de cartes de crédit et de crédits à tempérament, soit des prêts de catégorie B pouvant commander des taux d’intérêt de 18, 20, voire 35 et 40 %. « Pensons au solde sur une carte de crédit. Si le paiement minimum est de 5 % du solde par mois, il faut 8 ans pour tout rembourser. Si le minimum est de 3 % du solde, la période de remboursement passe à 25 ans, et à 75 ans s’il est de 2 %. » La relation est exponentielle!

Pas étonnant que Pierre Fortin accueille favorablement le projet de loi québécois visant à diminuer l’accès au crédit et à revenir à un paiement minimum de 5 % du solde de la carte. « Sur une carte de crédit, le solde médian est de 15 000 $. La mensualité minimale passerait alors de 350 $ à 750 $. Cela va, certes, créer un problème, mais il serait temporaire. »

Il applaudit, au passage, les modalités de la nouvelle Loi fédérale sur la faillite et l’insolvabilité, en vigueur depuis septembre 2009, qui a notamment pour particularité de rendre l’option de la proposition concordataire plus attrayante que la faillite. Depuis, la proportion des dossiers aboutissant à la proposition aux créanciers est passée de 15 à 30 %. « La proposition ajoute une note au dossier, mais ça ne suit pas la personne très longtemps. Dans le cas d’une faillite, plus encore dans le cas d’une deuxième faillite, les conséquences sont plus importantes », souligne Pierre Fortin.

Cet article est tiré de l’édition de janvier du magazine Conseiller. Consultez-le en format PDF.

Gérard Bérubé