Retraite des conseillers indépendants
Cordonniers mal chaussés ?

Par Emmanuelle Gril | 10 mars 2014 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
7 minutes de lecture

Ce n’est pas parce que les conseillers indépendants aident leurs clients à bien planifier leur retraite qu’ils en font autant pour eux-mêmes. À cet égard, comme dans la fable de Jean de La Fontaine, certains se comportent en cigales alors que d’autres sont résolument des fourmis.

Pour sa part, le conseiller en sécurité financière et planificateur financier Pierre Larose, 69 ans, confie que même s’il est soucieux de bien servir sa clientèle, il ne prêche pas par l’exemple. « J’écoute mes clients et je les entends dire qu’ils ont peur de l’avenir. Mon travail en tant que professionnel est de les aider à diminuer leur crainte. Mais pour ma part, je n’ai pas peur. D’ailleurs, je n’ai acheté mon premier REER qu’à l’âge de 53 ans ! », lâche-t-il, conscient que cette déclaration pourrait en surprendre plusieurs.

S’il dit ne pas avoir économisé quand ses enfants étaient jeunes pour ainsi mener « une belle vie » avec eux, Pierre Larose a tout de même mis les bouchées doubles pour épargner lorsque ces derniers ont commencé à travailler et à voler de leurs propres ailes.

Fort de ses nombreuses années d’expérience, le conseiller s’est par ailleurs constitué une belle clientèle. Depuis cinq ou six ans, il a ralenti ses activités et travaille environ six mois par an. « La période des REER, en janvier-février, est très intense. Ensuite, d’avril à septembre, c’est plus calme et j’en profite pour voyager. La retraite ? Je n’y pense pas ! Je suis planificateur de nature, et je peux encore faire des journées de 10 heures si nécessaire », poursuit-il.

À l’opposé, le fiscaliste et conseiller en sécurité financière Daniel Guillemette a décidé d’assurer ses arrières. Âgé de 48 ans, il a mis sur pied une stratégie qui porte ses fruits. « Je fais des acquisitions de clientèles, mais uniquement à commission nivelée. Mon entreprise prend donc de la valeur, et quand je la vendrai cela assurera ma retraite », explique-t-il. M. Guillemette n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier et a aussi économisé pour ses vieux jours.

Prévoyants ou pas, les conseillers indépendants?

L’ex-conseiller indépendant Gilles Thouin, 72 ans, est à la retraite depuis l’âge de 65 ans. Il a œuvré dans le domaine de la planification financière de 1985 à 2007, mais a auparavant été enseignant pendant 25 ans.

Son revenu actuel repose en partie sur son régime de retraite d’enseignant, mais aussi sur la vente de sa clientèle, cédée à son fils il y a sept ans. Un prêt levier de 100 000 $ contracté il y a quelques années lui a aussi permis de faire de fructueux investissements en Europe et aux États-Unis. « Je n’ai pas vraiment planifié les choses, elles se sont tout simplement passées comme ça. Mais je suis très content de ma situation : j’ai suffisamment de revenus pour vivre et faire des projets », raconte-t-il.

Parmi les conseillers indépendants retraités de sa connaissance, plusieurs ont vendu leur clientèle pour se constituer un coussin financier, en plus d’avoir cotisé à des REER durant leur vie professionnelle. Certains comptent aussi sur les revenus supplémentaires que leur procurent des investissements immobiliers.

Selon M. Thouin, les conseillers indépendants appliqueraient ce qu’ils professent. Un avis que ne partage pas le conseiller en sécurité financière et président du Regroupement indépendant des conseillers de l’industrie financière du Québec (RICIFQ), Flavio Vani, qui constate plutôt que la plupart d’entre eux doivent rester longtemps sur le marché du travail, jusqu’à l’âge de 70 ans, voire davantage. Selon lui, la raison en est simple : « Ils n’ont tout simplement pas suffisamment d’argent pour se permettre d’arrêter de travailler. Pour nombre d’entre eux, la vente de leur clientèle constitue leur seule stratégie de retraite, et c’est insuffisant », déplore-t-il.

Même son de cloche du côté de Daniel Guillemette, qui estime que les conseillers indépendants ne mettent pas suffisamment d’argent de côté pour maintenir leur niveau de vie. Or, c’est souvent en fin de carrière que l’on gagne le plus. « Et comme on ne veut pas avoir à subir une forte diminution de ses rentrées d’argent, on retarde le départ à la retraite », dit-il.

Yves Boucher, conseiller en sécurité financière et trésorier du RICIFQ, n’est guère plus optimiste. « Je crois que beaucoup d’indépendants n’ont pas assez économisé. D’ailleurs, la plupart de ceux qui m’ont vendu leur clientèle ne possédaient aucun REER. Et si on utilise le produit de la vente pour payer ses dettes, alors il ne reste plus rien », constate-t-il. Son conseil ? Bien planifier pour ne pas se retrouver le bec à l’eau. Lui-même âgé de 63 ans, il pense à sa retraite depuis longtemps. « Il est fort probable que je travaille à plein temps jusqu’à 65 ans, puis que je revende ma clientèle à mon fils, qui œuvre avec moi depuis six ans. Ensuite, je ralentirai le rythme progressivement jusqu’à 70 ans », explique-t-il.

Savoir évaluer son entreprise

Mais pourquoi de nombreux conseillers semblent-ils manquer de liquidités une fois à la retraite ? Yves Boucher a pu constater par lui-même lors de ses acquisitions que plusieurs professionnels ne savent pas comment tirer le maximum de la vente de leur clientèle. « Leurs dossiers clients sont dans des boîtes en carton et ils en évaluent mal la valeur. Ils ne sont pas informatisés, et ne possèdent pas non plus de base de données », note-t-il. Il recommande donc d’avoir recours aux conseils de cabinets comptables spécialisés en évaluation d’entreprise, et de prendre les mesures qui s’imposent. « Il faut numériser les dossiers et la base de données. Aujourd’hui, les jeunes ne travaillent qu’avec un ordinateur », indique-t-il. Un inventaire soigneux devrait aussi être réalisé, notamment en évaluant l’âge moyen de sa clientèle, en recensant les noms des entreprises avec lesquelles on fait affaire, en calculant le montant de ses actifs gérés, etc. Sans cela, il y a fort à parier que l’entreprise ne sera pas évaluée à sa juste valeur et que le montant obtenu à la vente s’en ressentira.

Daniel Guillemette avance une autre piste d’explication. « La majorité de ceux qui quittent le marché du travail aujourd’hui ont commencé leur carrière il y a 25 ou 30 ans. À cette époque, on projetait des taux de rendement de 10 %, alors qu’aujourd’hui ils ne sont que de 3 % ! Cela fait une différence énorme en matière de sommes à accumuler pour s’offrir une retraite confortable », analyse-t-il.

M. Guillemette rappelle aussi qu’il faut plusieurs années à un conseiller indépendant pour se bâtir une clientèle et atteindre un bon niveau de revenus. Durant toute cette période, il lui sera donc difficile de mettre de l’argent de côté.

Page suivante >>>>>

Emmanuelle Gril