Affronter des demandes impossibles : Quand l’objectif dépasse la réalité

Par Didier Bert | 25 août 2010 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
9 minutes de lecture

Confrontés à des objectifs toujours plus élevés, certains conseillers peuvent mettre en doute leurs capacités. Avant de sombrer dans l’inquiétude ou de paniquer, ils devraient d’abord analyser ces objectifs et les ramener à leur juste réalité. Fort de ce travail, le conseiller rassuré pourra entreprendre une démarche constructive avec ses supérieurs et son équipe de travail.

« À l’impossible, nul n’est tenu », affirme un dicton. Plusieurs conseillers pourraient ajouter : sauf si l’ordre émane du supérieur hiérarchique. En effet, avant, pendant la crise et même et maintenant, l’industrie n’a pas relâché ses efforts pour accroître ses ventes de produits financiers et de produits d’assurance.

Or, devant des objectifs toujours plus élevés, le conseiller peut mettre en doute sa capacité d’atteindre les cibles ambitieuses que ses supérieurs lui ont assignées, surtout que « tout le monde ne supporte pas le stress de la même façon », souligne Luc Brunet, professeur de psychologie du travail à l’Université de Montréal. Alors que certains sont stimulés par des exigences revues à la hausse, d’autres s’inquiètent en se demandant s’ils ont la capacité d’obtenir les résultats demandés. Cette dernière perception sera encore plus forte chez les employés les moins expérimentés, précise Jean-Pierre Lanthier, psychologue du travail et des organisations au Groupe Conseil CFC. En effet, ceux-ci disposent d’une moindre connaissance du marché et des moyens qu’ils peuvent mettre en œuvre.

La tentation est alors grande de se replier sur soi, de ne pas oser partager son inquiétude de peur d’être mal vu de ses supérieurs et de ses collègues. Pourtant, la responsabilité individuelle totale n’existe pas, assure Gérard Ouimet, professeur de psychologie organisationnelle aux HEC à Montréal. « La vie est un partage. J’ai une part dans mes résultats, et mon milieu en a une aussi. On ne se démolit pas tout seul dans l’échec. Il faut être en mesure de regarder ça lucidement. » Le conseiller devrait donc partager son inquiétude avec son milieu de travail. « L’employé a tout intérêt à en parler avant d’être mal noté par la suite », renchérit M. Brunet.

Mesurer l’écart

Mais le conseiller doit être en mesure de présenter des arguments documentés à son patron. Il ne s’agit pas d’aller le voir sur un coup de tête. La rencontre doit être préparée avec soin. Avant de la demander, le conseiller devrait calculer l’écart entre les objectifs fixés et ce qu’il pense être capable de réaliser. Il ne faut pas réagir trop rapidement, souligne M. Lanthier, mais plutôt « prendre un peu de recul, puis faire une analyse par rapport à l’objectif de l’année précédente, par exemple, pour tracer un plan d’action le plus réaliste possible. Si le conseiller se trouve encore devant un écart important, il a des munitions pour demander de l’aide à son patron ». En effet, il pourra demander à son supérieur hiérarchique sur quels éléments celui-ci s’est basé pour viser une augmentation aussi importante. Ces informations ne sont peut-être pas connues du conseiller, et il n’a donc pas pu les intégrer à son analyse. « Si j’arrive avec une analyse rigoureuse, je peux fixer le maximum que je peux atteindre », explique M. Lanthier. C’est alors le moment d’échanger des informations : l’employé présente son analyse et son plan d’action. Son patron lui donne des informations liées à la conjoncture économique, à de nouveaux outils fournis par l’entreprise, ou encore aux projets d’un client.

L’analyse doit reposer sur des arguments objectifs. « Il est possible de dire non, mais tout dépend de la façon de le faire. Il faut être capable de le justifier en se basant sur des données vérifiables, quantifiables, démontrables, plutôt que sur des perceptions, recommande M. Brunet. On peut alors négocier des objectifs plus adaptés avec les ressources qu’on nous donne. » L’employé doit donc utiliser l’ensemble des informations qu’il est censé connaître. À défaut, sa demande d’aide ne sera pas prise au sérieux. Il pourrait même être vu comme incompétent s’il omet dans son analyse des données importantes. Mais devant une analyse exhaustive et réfléchie, le supérieur hiérarchique verra que le souci d’atteindre l’objectif a guidé la démarche, et que le conseiller cherche des informations complémentaires pour mettre en place une stratégie.

Le fait de communiquer son inquiétude, basée sur une analyse rigoureuse, peut aussi permettre au patron de prendre conscience de l’inquiétude générale régnant parmi ses conseillers. Il pourra alors donner les informations qui leur manquent, les outiller grâce à une formation ou à des ressources humaines supplémentaires, ou encore réviser les objectifs. « L’employé peut demander comment le supérieur voit l’atteinte de cet objectif, ajoute M. Brunet. Les attentes secrètes que les supérieurs entretiennent vis-à-vis de leurs subordonnés ne sont pas toujours réalistes, parce qu’ils surestiment parfois les possibilités dont disposent leurs employés. Le subordonné est souvent plus conscient de ce qu’il peut faire. Quand on occupe un poste de direction, on voit la réalité de façon plus ouverte que du point de vue des employés. »

Pour le conseiller, partager l’information avec son patron, et de ce fait avec l’équipe de travail, ramène les choses à leur réalité. Cette démarche évite de tomber dans les arguments subjectifs et irrationnels, car elle porte sur des données concrètes, hors de toute émotivité. « Dans certaines situations, l’employé n’ose pas en parler, alors qu’il est convaincu en son for intérieur qu’il ne sera pas capable d’atteindre les chiffres demandés, observe M. Lanthier. Il a peur de se faire juger. Il se construit une argumentation comme quoi ce patron-là exige trop de son équipe. Il va alimenter un climat souterrain négatif qui risque de se développer, non pas dans les premières semaines, mais au fil des trimestres, quand l’écart entre l’objectif et la réalité commencera à se creuser. » Ce climat souterrain malsain s’élabore « à mots couverts entre proches collègues, ou par références humoristiques, qui torpillent les patrons », indique M. Lanthier. Dès lors, le climat de travail se détériore, provoquant des scissions entre les collègues ou entre les différents services de l’entreprise.

Si ce déséquilibre entre l’objectif et les ressources se répète, des problèmes psychologiques peuvent apparaître, met en garde M. Brunet. L’employé perd son estime de soi; son ego diminue; il se questionne continuellement sur ce qu’il fait. Ce sont les premiers signes que quelque chose ne va pas. « Un individu qui ne sait pas ce qu’il doit faire, c’est épouvantable, lance M. Brunet. On vous donne une tâche à faire, mais la consigne est tellement ambigüe que vous demeurez perplexe. C’est une source de stress importante. » À la longue, l’accumulation de frustrations génère des comportements agressifs. « L’individu peut se défouler en s’en prenant à la plupart des personnes de son milieu, y compris sa famille, pas simplement ses clients. » L’agressivité est d’abord verbale, puis elle se prolonge par du sabotage en milieu de travail. « Quand on se sent mal traité, on se sent moins redevable, donc moins impliqué dans l’organisation et moins porté à la respecter », prévient M. Brunet.

Enfin, en acceptant des objectifs qui dépassent ses capacités et ses moyens, l’employé s’enfonce dans l’illusion. Il se persuade que les objectifs ne sont jamais trop élevés. La tentation augmente d’avoir recours à la tricherie, à la consommation d’alcool ou de drogue douce, qui vont entretenir cette illusion, met en garde M. Lanthier.

Au contraire, partager son inquiétude permet de recueillir des encouragements. Cette confiance accordée à l’équipe aide à construire un esprit de collaboration. « Si je peux parler à mes collègues, je me sens moins marginalisé, explique M. Lanthier. Cette attitude peut m’encourager. Elle génère de l’énergie : c’est un antidote au stress. »

Mais la possibilité d’aller voir son patron dépend de la culture de l’entreprise ainsi que de la personnalité du supérieur. « Si le responsable hiérarchique accepte de discuter, on peut avoir une conversation franche, précise M. Ouimet. Mais s’il est narcissique, c’est une perte de temps. » Le patron narcissique est un manipulateur, et il s’arrange pour faire payer ceux qui sont hiérarchiquement en dessous de lui, explique M. Ouimet. Il se réfugie derrière des objectifs venus d’encore plus haut. Il ne supporte pas la critique et fréquente toujours les plus forts. « Si les objectifs ne sont pas atteints, vous attaquez son armure, et on vous invite à relever des défis ailleurs », conclut M. Ouimet.

Votre objectif est-il SMART ?

Un objectif devrait être « SMART », selon Gérard Ouimet, professeur en psychologie organisationnelle aux HEC à Montréal, c’est-à-dire :

Spécifique : est-il clair, compréhensible et sans ambiguïté ?

Mesurable : peut-on le mesurer à l’aide de tableaux de bord, d’indicateurs de performance ?

Atteignable : dispose-t-on des ressources et du temps nécessaires ?

Réalisable : est-ce que je peux implanter ce produit ou cette façon de travailler dans mon milieu, dans ma culture (entreprise, région, pays) ?

Toujours vrai : doit-il être ajusté à la suite d’un changement de conjoncture ?

Cet article est tiré de l’édition de septembre du magazine Conseiller. Consultez cet article au format PDF.

Didier Bert

Didier Bert est journaliste indépendant. Il collabore à plusieurs médias sur les thèmes de l’économie, des finances et du droit.