Fraudes de gestionnaires : Les conseillers pris en souricière

25 mai 2010 | Dernière mise à jour le 25 mai 2010
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C’est sur le terrain de l’assurance responsabilité professionnelle que pourrait se transporter le débat juridique de deux des plus importantes arnaques financières des dernières années, les affaires Norbourg et Mount Real.

En effet, le 23 février 2012, Services financiers Penson a déclaré ne pas avoir obtenu le mandat d’agir à titre de gardiens de valeurs dans l’affaire Mount Real. L’entreprise rejette donc toute responsabilité à son égard et retourne l’accusation contre dix représentants, un enjeu de 130 millions de dollars.

L’Autorité des marchés financiers (AMF) poursuit déjà deux entreprises et 13 conseillers dans le dossier Norbourg, une affaire de 31,8 millions de dollars.

Dans les deux cas, la Lloyd’s est concernée à titre d’assureur en responsabilité professionnelle.

Fin février 2012, dans la foulée de l’affaire Mount Real, le cabinet d’avocats Borden Ladner Gervais a demandé à la Cour supérieure d’ajouter dix conseillers et leur assureur, la Lloyd’s, à la liste des défendeurs de ce recours collectif.

Rappelons qu’en août 2011, la Cour supérieure a autorisé l’exercice d’un recours collectif de 130 millions de dollars au nom de 1500 investisseurs. Me Philippe Trudel, du cabinet Trudel & Johnston, un cabinet spécialisé en recours collectif et l’un des trois procureurs des demandeurs vise Lino Matteo, la tête dirigeante alléguée de cette opération, mais aussi Deloitte & Touche, BDO Dunwoody et Schwartz Levitsky Feldman à titre de vérificateurs, ainsi que B2B Trust, filiale de la Banque Laurentienne, et Services financiersPenson, ces deux derniers à titre de gardien de valeurs.

« Ce que nous reprochons essentiellement à ces cinq entreprises, affirme Me Trudel, c’est qu’elles auraient pu détecter la fraude et sonner l’alarme. Ainsi, les investisseurs ne se seraient pas fait flouer. »

Dans sa procédure, Services financiers Penson invoque que « les représentants de SF IForum et de VM IForum ont agi à titre de conseillers financiers ou de courtiers remisiers pour la majorité des membres du Groupe [à l’origine du recours collectif] (…) Ces représentants du courtier remisier (…) auraient violé certaines réglementations applicables et posé des gestes fautifs ».

Au soutien de ses prétentions, Services financiers Penson invoque le Rapport provisoire de l’administrateur provisoire Jean Robillard, publié le 23 février 2006, et l’État de la situation et mise à jour que l’AMF communique sur son site web.

Les conseillers, plaide Services financiers Penson, « ont eu un comportement fautif à titre de représentants envers leurs clients membre du Groupe, entre autres en n’ayant pas vérifié et évalué les faits entourant l’investissement et/ou le caractère approprié de tel investissement, en ne s’assurant pas que les billets à ordre avaient fait l’objet d’un prospectus, en n’agissant pas à titre de représentants consciencieux et en n’expliquant pas les risques présentés par l’investissement à leurs clients. Selon la théorie de la demande, ce comportement a rendu possibles la fraude et le stratagème à la Ponzi ayant causé les dommages. »

« Nous sommes surpris que cette procédure arrive plusieurs années après les faits, réagit Me Marc Champagne, procureur de la Lloyd’s. Tout est nouveau pour nous. Mais il est étonnant que cette requête survienne cinq ans après le début des procédures, et six ou sept ans après les événements. La demande de Penson est-elle trop tardive? Ce sera à voir. »

« Le dossier principal en recours collectif devrait être prêt d’ici la fin de l’année 2012, estime Me Philippe Trudel, et nous espérons que le procès commencera en 2013. » La demande d’ajout de nombreux mis en cause (défendeurs, en pratique) ajoute à la complexité de ce dossier, d’où l’opposition des demandeurs. Le tribunal devrait trancher au plus tard à l’automne. Une possibilité d’appel de la décision subsiste, quelle qu’elle soit.

Lisez les prospectus!

En octobre 2011, c’est l’AMF qui amendait sa poursuite intentée en 2008 dans le contexte de l’affaire Norbourg. En conformité avec l’entente intervenue dans le recours collectif, l’AMF a retiré Vincent Lacroix de sa poursuite. Ne restait donc que Groupe Futur, Norbourg Capital et 13 conseillers et leurs assureurs : la Lloyd’s, Natcan et AXA. Ainsi, l’AMF a maintenu son recours face aux représentants qui n’étaient pas défendeurs dans le recours collectif. En outre, ceux-ci ne font face à aucune poursuite pénale ou criminelle.

Dans sa procédure de plus de 400 paragraphes, l’AMF invoque notamment le conflit d’intérêts. « En effet, mentionne la poursuite, non seulement les conditions offertes pour ce faire étaient-elles généreuses, mais au surplus, les représentants défendeurs s’engageaient à transférer leurs actifs gérés dans les produits Norbourg. » Ce lien d’affaires n’aurait pas été divulgué aux investisseurs, affirme l’AMF.

« Les représentants défendeurs avaient l’obligation d’analyser attentivement les prospectus des fonds qu’ils entendaient offrir, plaide l’AMF. Or, un examen même sommaire des prospectus révélait le peu d’actifs détenus dans les fonds Norbourg, le peu d’historiques de rendement de ces fonds, que les habiletés de gestionnaire demeuraient à être démontrées et le nombre de produits disponibles était limité. (…) À la lumière de l’information disponible, un représentant prudent et diligent n’aurait donc pas investi une partie importante du portefeuille de ses clients dans les fonds Norbourg. (…) Les représentants défendeurs ont fait preuve de négligence en transférant une partie significative, voire même dans certains cas l’entièreté du portefeuille de leurs clients, dans les fonds Norbourg, sans les analyser avec l’objectivité et l’indépendance qu’ils doivent démontrer. » L’AMF ajoute que la presque totalité de ces fonds Norbourg provenait des 13 défendeurs, assurés par la Lloyd’s.

La riposte de la Lloyd’s

Les procureurs de l’assureur se défendent, et ripostent. « Contrairement à ce que prétend l’AMF, à notre avis, ces représentants n’ont bénéficié d’aucun avantage particulier provenant de Norbourg, affirme Me Marc Champagne. Les allégations de liens étroits entre les représentants et Vincent Lacroix n’existent pas. L’AMF n’invoque aucune fraude et ne porte aucune accusation pénale ou criminelle. Aucun de ces représentants n’était employé de Norbourg. Personne ne faisait partie de la garde rapprochée de Vincent Lacroix. Ce sont des personnes provenant de diverses régions du Québec. La plupart ont appris ce qui se passait par l’intermédiaire des journaux ou de leurs clients. »

Les représentants n’admettent aucune faute professionnelle dans la gestion des fonds de leurs clients. « À l’époque, Morningstar cotait bien, même très bien, les fonds Norbourg, rappelle Me Champagne. Certains représentants ont vendu leur clientèle à Norbourg. La plupart des représentants n’ont pas transféré une part importante des actifs de leurs clients dans les fonds Norbourg. Même si cela avait été le cas, les pertes proviennent des détournements de fonds, pas du type de placements. »

La riposte de la Lloyd’s est aussi venue sous la forme d’une demande reconventionnelle : les représentants et la Lloyd’s poursuivent l’AMF. « Nous invoquons essentiellement les mêmes arguments que ceux invoqués dans le recours collectif, précise Me Champagne. Nous estimons que les indices que l’AMF possédait lui auraient permis d’intervenir plus tôt. Le scandale aurait ainsi été mis à jour quelques années plus tôt et les représentants poursuivis n’auraient pas subi les contrecoups auxquels ils ont dû faire face. Ils ont perdu leur réputation, des clients et des amitiés de longue date. Nombre de gens ne faisaient pas la différence entre ces représentants et Vincent Lacroix, alors qu’il en existe une importante. »

« Les préparatifs du procès devraient être complétés en septembre 2012, affirme le porte-parole de l’AMF Sylvain Théberge. Les délais de justice étant ce qu’ils sont, nous estimons que le procès ne commencera pas avant 2015. »

L’argent au FISF

En cas de victoire, l’AMF remboursera-t-elle les conseillers qui ont subi une cotisation spéciale totalisant neuf millions de dollars? « À ce moment-ci, répond Sylvain Théberge, il est prématuré de présager du dénouement final de nos recours subrogatoires. Cela dit, toute somme d’argent ainsi perçue ira directement au Fonds d’indemnisation des services financiers (FISF). Un dénouement favorable contribuera donc à une réduction des cotisations des participants au FISF. Dans cette éventualité, l’Autorité s’assurera que les répercussions de cette réduction soient équitable pour toutes les catégories de cotisants. »

Soulignons que cette cotisation spéciale a été abrogée en janvier 2012, le FISF étant renfloué.

Fraudes de gestionnaires

Les conseillers auraient pu détecter le peu d’actifs dans les fonds Norbourg à la lecture des prospectus, soutient l’AMF.

L’AMF aurait pu en faire autant, rétorque la Lloyd’s, l’assureur des conseillers poursuivis.

Earl Jones : recours collectif réglé

Début mars 2012, une entente est intervenue à hauteur de 17 millions de dollars dans le cadre du recours collectif contre la Banque Royale. La Cour supérieure a confirmé ce règlement le 14 mars. L’entente couvre la période du 22 octobre 1981 au 29 juillet 2009.

Les victimes d’Earl Jones avaient intenté un recours collectif de 40 millions contre la Banque Royale en février 2010. Earl Jones y détenait un compte en fidéicommis. Les investisseurs floués reprochaient à l’institution bancaire de ne pas avoir décelé la falsification des signatures. Cent cinquante victimes estiment avoir perdu 75 millions de dollars.

« Ce montant est surévalué, affirme Me Neil Stein, procureur des réclamants dans le recours collectif. Il s’agit des réclamations déposées devant le syndic d’Earl jones. Or, il inclut des revenus d’intérêts fictifs depuis vingt ans, mais inexistants, et ne tient pas compte des montant perçus par les réclamants. Selon les parties au recours collectif, le montant des pertes avoisine plutôt les 20 à 30 millions de dollars. Le règlement du recours collectif de 17 millions se base essentiellement sur les montants remis à Earl Jones moins les montants retournés aux réclamants au cours des ans. »

Earl Jones purge quant à lui une peine de 11 ans de prison dont il a écopé en janvier 2010. La Cour d’appel a refusé la permission d’en appeler, confirmant ainsi la sentence.

Une diminution des condamnations pour faute professionnelle

Sur cent polices détenues par des conseillers, deux font l’objet de condamnations pour faute professionnelle, selon la Lloyd’s. « Notre fréquence est représentative de l’industrie parce que nous en assurons une proportion importante », affirme Jean-François Raymond, chargé de comptes majeurs pour La Turquoise Pro, distributeur de la Lloyd’s au Québec.

Au début des années 2000, cette proportion oscillait entre 2,5 et 2,7. « Les poursuites en déontologie étaient plus importantes au début du millénaire, souligne M. Raymond. Le conseiller plaidait coupable et assumait l’amende, généralement de 100 $. Son client se tournait ensuite vers l’assureur et recevait compensation. La Lloyd’s a contrôlé cette pratique en intégrant à la police d’assurance la défense en cas de poursuite en déontologie. Cela a contribué à la diminution des réclamations. »

« Si nous segmentons entre cabinet et représentant, précise M Raymond, les cabinets affichent une fréquence de 3,5 % alors que les représentants 1,3 %. Cela dit un cabinet peut inclure plusieurs représentants. La moyenne des pertes reste pratiquement inchangée depuis dix ans, se promenant entre 25 000 $ et 30 000 $ par dossier faisant l’objet d’une réclamation. »

« Par contre, ajoute M. Raymond, pour les assureurs, la proportion des pertes en frais professionnels (expert en sinistres, avocats, etc.) est passée de 45 % entre 2000 et 2005 à 60 % entre 2006 et 2009. Les années 2010 et 2011 sont encore trop récentes pour être crédibles. Étrangement, cette augmentation s’accompagne d’une baisse dans le temps requis pour fermer les dossiers, passant de 36 mois en moyenne de 2000 à 2005 à 31 mois de 2006 à 2009. »

C’est en assurance vie que l’industrie des services financiers compte le plus de réclamations pour faute professionnelle : une sur quatre. Suivent les fonds communs de placement et la planification financière. « C’est dans cette dernière catégorie que les réclamations sont les plus coûteuses, environ 30 % supérieure à la moyenne globale », conclut M. Raymond.

Cet article est tiré de l’édition de juin du magazine Conseiller. Consultez-le en format PDF.