Partie 1
Miser sur la mort des autres

Par Jean-François Venne | 10 juin 2013 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
6 minutes de lecture

Des analystes prédisent une croissance fulgurante du marché des investissements adossés à des assurances vie dans les prochaines années. Ce placement est toutefois risqué, en plus de poser des questions éthiques passablement épineuses.

Le 29 avril dernier, Crown Alliance Capital, détenteur d’un portefeuille d’assurances vie d’une valeur d’environ 5 millions de dollars, annonçait son intention d’accélérer ses acquisitions. Son objectif : un portefeuille d’une valeur d’un milliard de dollars, dans cinq ans. Cette entreprise enregistrée au Nevada, mais opérant au Canada dans ses bureaux de Mississauga, en Ontario, justifiait sa gourmandise par les prédictions de la firme Conning Research & Consulting. Cette dernière soutient que ce marché, qui valait environ 12 milliards de dollars en 2007, pourrait atteindre les 100 milliards de dollars en 2016. La mort (des autres) n’est jamais apparue sous un meilleur jour.

« Obligations de la mort », ou death bonds, est le nom familier, et macabre, donné à un produit financier qui refait surface régulièrement depuis quelques années. Il s’agit en fait d’un investissement adossé à une assurance vie. Le principe est fort simple. Un investisseur rachète, en tout ou en partie, la police d’assurance vie d’un individu, généralement une personne âgée, à une fraction de sa valeur, puis défraie les primes d’assurance jusqu’à ce que cet individu décède. L’investisseur empoche alors sa part de l’assurance vie.

Une étude de Conning, publiée en 2011, révélait que les assurés percevaient en moyenne 20 % de la valeur de leur assurance vie lorsqu’ils la vendaient sur ce marché. En comparaison, ils touchaient en moyenne 10 % lorsqu’ils la rachetaient eux-mêmes à leur compagnie d’assurance. Les prix de rachat peuvent toutefois varier grandement, et dépendent d’un savant calcul incluant notamment l’espérance de vie de l’assuré et le coût des primes annuelles à verser à l’assureur.

Ces produits sont une évolution des fameux « viatiques », florissants dans les années 1980, au moment où l’épidémie du sida faisait des victimes à foison. Incapables de faire face aux frais de leurs soins hospitaliers, et se sachant condamnés à court terme, plusieurs patients vendaient leur police d’assurance à un tiers, pour bénéficier rapidement d’une rentrée d’argent. Avec l’arrivée de traitements plus efficaces qui allongent la vie des porteurs du VIH, ces produits financiers sont devenus moins attirants. Mais l’idée de base n’est pas disparue. En troquant les sidatiques pour les personnes âgées, l’industrie a signé l’acte de naissance des death bonds.

Ce produit a tellement frappé l’imagination, qu’il s’est retrouvé au cœur d’un roman de P.A. Corky Gillis, lui-même vétéran de l’industrie de l’assurance. Publié en 2009, The Death Bond Conspiracy met en scène l’enquêteur d’une compagnie d’assurance confronté à un nombre anormalement élevé de réclamations d’assurance vie provenant d’une petite communauté floridienne. Son enquête le plongera au coeur d’un sombre complot reposant sur les investissements adossés aux assurances vie.

Des gouvernements inquiets

Cette industrie n’a toutefois rien d’imaginaire. Aux États-Unis, le pays où elle est apparue, elle représentait en 2011 un marché de 35 milliards de dollars, selon un rapport de Conning publié en novembre 2012. Cette année-là, un total de 1,2 milliard de dollars a été versé à des investisseurs à la suite du décès d’assurés. La même firme note toutefois que ces produits ont de la difficulté à s’imposer comme catégorie d’investissement, en raison d’un manque de capital. Les investisseurs seraient refroidis par la difficulté à leur accoler un juste prix. Selon la Life Insurance Settlement Association, qui représente une grande partie des joueurs de cette industrie, une centaine d’entreprises se partagent ce marché.

Aux États-Unis, la popularité grandissante de ces fonds inquiète les autorités publiques, qui craignent une répétition de la malheureuse aventure des « papiers commerciaux ». Dans une tentative visant à diminuer leur attrait, l’Internal Revenue Service (IRS) a décrété que les profits tirés de ces investissements seraient traités, sur le plan fiscal, comme un revenu d’emploi, plutôt que comme un gain en capital. Ils seront donc assujettis à des taux d’imposition beaucoup plus élevés.

Une publicité américaine qui vante les death bonds met en scène l’actrice de 91 ans Betty White.

Certains sénateurs américains ont aussi dans leur mire l’agence de notation canadienne DBRS Ltée. Cette dernière est devenue, en 2008, la première agence à publier des critères de notation pour de tels produits. Selon cette firme, garnir un fonds de polices d’assurance vie de personnes âgées souffrant de différentes maladies élimine le risque d’un effondrement lié à la découverte d’un nouveau médicament. Les polices devraient aussi provenir d’une variété de compagnies d’assurance, pour diminuer les conséquences d’une éventuelle faillite.

Les assureurs s’y opposent

Les death bonds font surtout grincer des dents les compagnies d’assurance. Celles-ci préviennent qu’une telle pratique, si elle se généralisait, provoquerait une hausse vertigineuse du prix des polices d’assurance vie. Ces prix tiennent compte du grand nombre de polices (jusqu’à 88 %, selon Conning), qui ne sont jamais payées en entier parce que les assurés les laissent tomber ou les rachètent à un prix très bas. Si une bonne partie de la valeur de ces polices doit un jour être versée à des investisseurs, le marché en entier s’en trouvera transformé.

En entrevue avec Conseiller.ca, Wendy Hope, vice-présidente aux relations publiques de l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes, cite d’autres raisons pour justifier l’opposition de l’industrie de l’assurance. Selon elle, cela va à l’encontre de l’intention de départ de l’assuré, laquelle était de protéger ses proches, et non de faire fructifier les placements d’étrangers. Elle rappelle qu’aux États-Unis, les cas de fraudes se sont multipliés avec ces produits. « Beaucoup de gens ne savent pas qu’ils pourraient racheter leur police auprès de la compagnie d’assurance elle-même, ajoute-t-elle. Ils n’ont pas besoin de faire affaire avec des fonds de ce genre. »

Aux États-Unis, les tribunaux judiciaires ou administratifs se sont maintes fois transformés en champs de bataille où se sont affrontés les fonds et les compagnies d’assurance, notamment John Hancock Mutual Life Insurance Co, une division de Manuvie, et Coventry First LLC, un joueur important de l’industrie des death bonds. Ces derniers accusent Hancock de vouloir détruire l’industrie des investissements adossés aux assurances vie.

Pas si facile de se partager l’argent des morts…

Deuxième partie >>>>>

Jean-François Venne