Pratiques commerciales : les besoins des clients relégués au second rang?

Par Gérard Bérubé | 20 décembre 2010 | Dernière mise à jour le 16 août 2023
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Les conseillers sont nombreux à craindre une dérive dans le marketing ou les pratiques commerciales des grandes institutions financières. Ils pensent, notamment, aux produits garantis et à tous ces produits hybrides qui n’ont plus la cote auprès de leurs manufacturiers. À ces fonds distincts, rentes à capital variable et autres produits garantis conçus à une certaine époque, dans un environnement de taux d’intérêt et de rendement plus favorables. Avec cette faiblesse persistante des taux d’intérêt et le resserrement réglementaire incitant les institutions à renforcer leur capitalisation et leurs liquidités, des conseillers craignent que des principes de conformité et de satisfaction des besoins du client soient relégués au second rang.

Daniel Bissonnette, président de Planifax, donne l’exemple de cette ambitieuse émission du Mouvement Desjardins, de 1,2 milliard de dollars sous forme de parts permanentes de nouvelle série. L’institution québécoise est engagée dans un processus de renforcement de sa capitalisation afin de répondre aux nouvelles exigences proposées sous l’égide de Bâle III. Cette vaste émission est offerte aux membres par l’entremise du réseau des caisses. « J’ai eu vent d’un cas où le client a été fortement sollicité pour mettre ces parts permanentes dans un Fonds enregistré de revenu de retraite. Or, un FERR est un véhicule de décaissement. Et ces parts ne sont pas liquides. Elles ne sont pas rachetables. Je lui ai suggéré de contacter immédiatement l’ombudsman de l’institution pour renverser la transaction », illustre-t-il.

Son collègue Martin Lecavalier peut également témoigner d’une telle sollicitation « dynamique », qui peut faire fi du principe de conformité. « Un client plus âgé s’est fait miroiter le rendement, soit 4,25 %, sans qu’on lui dise qu’il n’y avait pas nécessairement de marché secondaire pour ces titres. Que ces parts n’étaient pas couvertes par l’assurance dépôt ni garanties par Desjardins. Que ces titres étaient, en fait, du capital permanent pour l’institution, comme le sont les actions ordinaires pour les banques. L’outil est peut-être bon, mais il ne l’est pas nécessairement pour tout le monde », souligne-t-il.

Un autre conseiller, désirant s’exprimer sous le couvert de l’anonymat, a eu vent d’un cas où le titulaire d’un fonds distinct de première génération, avec garantie à 100 % et cristallisation, a opté pour un autre produit même s’il avait pu conserver le contrat initial. Il s’est fait vanter les mérites et vertus d’un fonds distinct de nouvelle génération, pourtant moins avantageux pour lui et comportant cette fois des frais de sortie, ce qui s’est traduit par de généreuses commissions pour le conseiller vendeur. Et par un poids en moins pour l’institution émettrice du fonds. Plus généralement, ce conseiller observe beaucoup de mouvements entre les fonds d’investissement et les fonds distincts, dans un sens ou l’autre, uniquement pour générer des commissions, sans que le client soit informé des garanties ou des avantages perdus. « Ou un déplacement des fonds sans frais de sortie vers des fonds comportant de tels frais, ajoute-t-il. Ça ne coûte rien au client s’il demeure jusqu’à la fin, mais cela génère des commissions additionnelles. »

Michel Marcoux, président d’Avantages services financiers et spécialiste en fonds d’investissement, ne veut pas aborder de cas spécifique. « Je ne fais pas de fonds distinct donc je ne peux en parler, dit-il. Mais je peux dire que les fonds distincts sont des produits mal vendus. Et que dans le contexte réglementaire actuel, les compagnies d’assurance veulent plutôt liquider les leurs. » Il rappelle cependant que les produits garantis ne sont pas l’apanage des assureurs. « Les grandes banques en offrent, et pas nécessairement pour les bonnes raisons. Ces produits sont vendus uniquement parce que ces institutions estiment la conformité trop complexe. Elles ne ciblent donc pas ce qui est le mieux pour leur client. » Michel Marcoux constate par ailleurs une tendance à rendre les portefeuilles de moins en moins à risque. « Or, il y a un coût social rattaché à cela, soit celui d’arriver à la retraite sans avoir fait de rendement sur son capital. Entre mourir de stress et mourir de faim… »

L’Autorité des marchés financiers (AMF), n’a pas voulu commenter. Du moins le directeur des relations médias, Sylvain Théberge, a répondu par courriel que « nous avons évidemment un service de traitement des plaintes à l’Autorité. Toutefois, tous les dossiers sont confidentiels et notre rôle de régulateur intégré fait en sorte que nous ne pouvons prendre directement parti pour un ou pour l’autre, ou trancher sur la nature de certains produits. »

Conformité

Au-delà des cas spécifiques, les conseillers ont encore frais en mémoire ce recours collectif autorisé l’an dernier contre la Financière Manuvie, exercé par le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MEDAC). Il est reproché à Manuvie « notamment un manquement aux obligations contenues à la Loi sur les valeurs mobilières et la possibilité que la Société Financière Manuvie ait autorisé ou émis des documents publics ou tenu publiquement des propos contenant des informations inexactes, incomplètes, fausses ou trompeuses en ce qui a trait aux produits garantis de Manuvie. » Le cabinet Siskinds Desmeules, qui représente le MEDAC, a pris soin d’ajouter dans son communiqué annonçant l’autorisation de la Cour supérieure que la preuve de ces reproches n’a pas été effectuée devant le tribunal.

Ce recours fait écho aux résultats d’une enquête menée par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. Dans ses conclusions, rendues publiques en juin 2009, l’organisme ontarien soutient que Manuvie n’a pas respecté ses obligations d’information continue relatives à son exposition aux risques de marché associés à ses produits garantis, tels ses fonds distincts et ses rentes à capital variable. L’institution s’est défendue en soutenant que les investisseurs et détenteurs de ces produits ont toujours obtenu le paiement auquel ils avaient droit.

Les conseillers pointent également en direction de ce ou ces recours collectifs que veulent intenter des épargnants contre le Mouvement Desjardins. La requête en autorisation d’exercer un recours collectif vise la famille des billets à capital garanti, particulièrement malmenés lors de la crise financière de 2008. Dans sa réplique, le Mouvement Desjardins soulignait que ces produits sont aussi offerts par d’autres institutions financières. Que la garantie s’appliquait au capital et qu’en ce sens, les membres n’ont pas perdu d’argent avec ces dépôts à terme hybrides.

Richard Proteau parle, pour sa part, d’une nouvelle réalité pour ces produits financiers, parfois hybrides, « reposant sur des valeurs qu’il n’est plus possible d’acheter dans le marché maintenant ». Celui qui est reconnu pour ses combats dans le monde de l’assurance pense, ici, aux fonds distincts. « Avant il était accepté de tous que l’on ne pouvait perdre son capital sur dix ans. Or, le marché nous a démontré le contraire récemment. Il y a également cette persistance de faibles taux d’intérêt. Auparavant, les actuaires utilisaient des taux d’intérêt élevés dans leur valorisation des produits. Ils sont aujourd’hui forcés de refaire leurs projections avec des taux devenus très bas. » Cette réalité frappe durement les fonds distincts, les produits ayant une composante rente et ceux renfermant une valeur de rachat. « Il n’est pas étonnant que l’on assiste présentement à beaucoup de remplacement de produits devenus trop coûteux et plus à risque pour les institutions financières. »

Le vice-président et porte-parole du Regroupement des conseillers de l’industrie financière du Québec (RCF), Léon Lemoine, rappelle qu’en ces lendemains de crise financière, une forte pression est exercée sur les compagnies d’assurance pour qu’elles maintiennent des réserves actuarielles suffisantes lorsqu’il y a présence de rentes à verser. Ces réserves doivent être investies sous forme d’obligations émises par le gouvernement de leur juridiction. « Il y a double impact. D’abord, les taux d’intérêt dérisoires offerts par ces obligations. Puis le casse-tête des actuaires, qui doivent jongler avec la faiblesse des taux. » Il ne faut donc pas s’étonner d’assister à un largage de ces produits, de voir disparaître, peu à peu, les produits à garantie de revenus, soutient-il.

Harmonisation attendue

Richard Proteau ajoute à la liste de produits dits toxiques, problématiques ou parfois mal vendus, les polices d’assurance vie orphelines, les produits d’assurance avec valeur de rachat, et les arbitrages entre l’assurance vie temporaire et la vie universelle. Affichant 25 ans d’expérience dans l’industrie financière, ses dernières fonctions actives ayant été à la vice-présidence du réseau indépendant de Manuvie, Richard Proteau consacre désormais son temps à des enjeux touchant la protection du consommateur. Avec une attention particulière portée à la divulgation des garanties des fonds distincts avant qu’ils ne soient transférés et à la problématique des polices d’assurance orphelines. Il déplore, au passage, que la Loi sur les assurances n’ait été l’objet d’aucune révision notable en 40 ans. Il souhaiterait une régularisation de la situation et une harmonisation de la réglementation. « Le client veut un service. Or, le conseil qu’il reçoit est fonction de ce que le conseiller peut vendre. »

On en fait également un enjeu au RCF. Le Regroupement s’inspire des rapports réalisés par Glorianne Stromberg au cours des années 1990, qui concernent les fonds d’investissement et, plus globalement, le secteur des organismes de placement collectif. Ils visent à sensibiliser le législateur et les autorités de réglementation aux limites que pose le cloisonnement entre l’assurance de personnes et l’industrie de l’investissement. « Nous avons déposé, en 2007, un rapport auprès de l’AMF décriant certaines pratiques commerciales comme la surrémunération, les bonis, les concours et autres incitatifs du genre. Nous avons aussi produit un mémoire, en novembre 2007, portant sur la protection des épargnants. Nos observations n’ont pas eu une réceptivité favorable », souligne Léon Lemoine.

L’AMF dans l’assurance

Mais il insiste : « Nous nous retrouvons devant deux mondes, dont l’un est régi par une vieille loi. Il faut, à nos yeux, actualiser cette loi et réunir les deux réglementations. »

L’environnement d’affaires ne justifie plus une Loi sur les assurances distincte de la Loi sur la distribution des produits et services financiers. « En définitive, chaque grande institution financière a son volet assurance de personnes. » Sans oublier cette prolifération de produits empruntant aux deux univers. « S’il y avait harmonisation, nous n’aurions plus ces pratiques commerciales basées sur la vente de produits et le commissionnement », affirme Léon Lemoine, qui ajoute : « avec une rémunération faisant davantage appel aux honoraires, moins aux commissions, nous pourrions éviter certaines pratiques. »

L’encadrement réglementaire de l’assurance doit être à l’agenda du gouvernement Marois et de l’AMF en 2013. Le 15 octobre dernier, lors du Rendez-vous avec l’Autorité des marchés financiers, le ministre des Finances, Nicolas Marceau, annonçait qu’il prévoyait procéder aux révisions quinquennales de la législation en assurance et en distribution de produits et services financiers. Sylvain Théberge fait ressortir que le ministre est revenu sur certains chantiers qui ont fait l’objet de consultations par l’Autorité, à savoir la distribution d’assurance par Internet, l’harmonisation de la réglementation du secteur de l’épargne collective, l’indemnisation des consommateurs de produits et services financiers et la distribution sans représentants.

Pour M. Marceau, le temps est venu de décider comment adapter le cadre législatif à ces nouveaux développements. « Les amendements suivront le processus habituel de modification des lois, lequel se fait en toute transparence et au cours duquel l’Autorité sera consultée », a souligné M. Théberge.

Gérard Bérubé